Demander à un organiste d’écrire un article sur le silence relève presque de la provocation ! Pourtant, la place des instruments durant le Carême est singulière et participe activement de la sanctification du temps. Dominique Joubert, organiste et diacre du diocèse de Valence nous donne les pistes pour mettre en pratique cette recommandation.
Dans le Premier Livre des Rois (ch.19) Elie marche 40 jours et 40 nuits au désert et se réfugie dans une grotte, au Mont Horeb où le Seigneur l’interpelle :
« Sors et tiens-toi sur la montagne devant le Seigneur, car il va passer. » À l’approche du Seigneur, il y eut un ouragan, si fort et si violent qu’il fendait les montagnes et brisait les rochers, mais le Seigneur n’était pas dans l’ouragan ; et après l’ouragan, il y eut un tremblement de terre, mais le Seigneur n’était pas dans le tremblement de terre ; et après ce tremblement de terre, un feu, mais le Seigneur n’était pas dans ce feu ; et après ce feu, le murmure d’une brise légère. Aussitôt qu’il l’entendit, Élie se couvrit le visage avec son manteau, il sortit et se tint à l’entrée de la caverne. Alors il entendit une voix qui disait : « Que fais-tu là, Élie ? »
Comprendre
Demander à un organiste d’écrire un article sur le silence relève presque de la provocation, tant cet instrumentiste est au service d’un des instruments les plus « bruyants » du monde !
Cette question du silence de l’orgue et des instruments au Carême, agace certains confrères qui ont l’impression d’être brimés par un clergé autoritaire qui ne comprendrait pas leur talent...
Jeûner
La fonction liturgique de l’orgue est entre autres de mener au silence intérieur, en cela il exerce un ministère1 sous les doigts de son animateur qui en reçoit la charge à sa nomination.
L’instruction « Musicam Sacram » de 1967 en précise bien les contours :
« Il est tout à fait souhaitable que les organistes et autres instrumentistes ne soient pas seulement experts dans le jeu de l’instrument qui leur est confié ; mais ils doivent connaître et pénétrer intimement l’esprit de la liturgie pour qu’en exerçant leur fonction,(...) ils enrichissent la célébration selon la vraie nature de chacun de ses éléments, et favorisent la participation des fidèles. »
Au Carême, le peuple de Dieu traverse le désert. C’est la période du jeûne, de l’aridité qui relève de l’exercice spirituel. En demandant le silence de l’orgue est des instruments, l’Église ne demande pas l’arrêt de la musique. Le chant reste. Mais, le manque d’orgue est justement... l’accompagnement de cette marche au désert2 !
Là où je sers, je joue alors à l’orgue de chœur, et l’un de mes paroissiens vient chaque année me demander si je suis en grève, argumentant malgré mes explications -et ma patience mise à l’épreuveque « ça fait vide » ! Je réponds à chaque fois : « tant mieux », il continue de penser que je fais un caprice !
Ce silence créé par l’absence soliste de l’orgue et des instruments déstabilise, mais peut avoir aussi plusieurs bienfaits : offrir différemment le temps méditatif après l’homélie, d’entendre la prière de présentation des dons, d’avoir un long moment de prière intérieure collective après la communion et, après l’envoi, de retourner dans le monde face à lui-même, sans la rassurante musique de sortie, qui reviendra à Pâques dans toute sa force et sa joie.
D’autre part, ce service « allégé » pour l’organiste peut être aussi un moyen de se ressourcer et vivre sa foi et sa vie spirituelle différemment.
Ce choix est parfois difficile à mettre en œuvre3, car l’orgue et les instruments font partie du dispositif sonore d’un lieu particulier, avec ses forces musicales propres. Faire silence ne signifie pas qu’il faille ajouter des chants d’assemblée à la place des pièces instrumentales, mais là où c’est possible, mettre en valeur l’immense répertoire vocal et polyphonique4; la voix a aussi une fonction incomparable pour ouvrir un chemin vers le silence5 ! C’est pourquoi une réflexion en amont avec les forces vives, et qu’on espère compétentes en la matière, est nécessaire6 pour valoriser l’écoute active.
Le texte de la PGMR7, indique que l’orgue et les instruments ne sont autorisés que pour soutenir le chant, mais rien n’interdit un motet accompagné.
Voici ce que disent les textes :
45. Le silence sacré fait partie de la célébration : il doit aussi être observé en son temps(...). Sa nature dépend du moment où il trouve place dans chaque célébration. En effet, pendant l’acte pénitentiel et après l ́invitation à prier, chacun se recueille; après une lecture ou l ́homélie, on médite brièvement ce qu ́on a entendu; après la communion, le silence permet la louange et la prière intérieure.
Servir
Dès avant la célébration elle-même, il est bon de garder le silence dans l’église, à la sacristie et dans les lieux avoisinants, pour que tous se disposent à célébrer les saints mystères religieusement et selon les rites8.
Plus loin voici ce qui concerne la musique instrumentale :
313. (...) Pendant le Carême, l’orgue et les autres instruments ne sont autorisés que pour soutenir le chant, à l’exception du quatrième dimanche (Laetare), des solennités et des fêtes.
Donner à l’organiste avec les autres acteurs liturgiques, la responsabilité de la gestion sonore et instrumentale de ce temps unique dans la liturgie, est aussi reconnaître sa responsabilité et ses compétences, notamment en organisant ici un changement de direction du son et de l’occupation de l’espace sonore. C’est aussi cela le respect des rythmes de l’année liturgique : accompagner tout un ensemble de gestes et rites, qui donnent voix et chair à la couleur liturgique des ornements.
Il n’y a en outre, aucune brimade de la part de l’Église, qui demande que ce temps liturgique soit respecté avec sa spécificité qui, -excusez du peu- est de préparer l’assemblée à la joie de la Résurrection.
Servir ce n’est pas être servile, mais demande de réfléchir et de comprendre ce que nous servons : « Que fais-tu là ? »
Le silence du Carême est une réponse. C’est peut-être le meilleur moyen de trouver comment progresser sur le chemin qui est le nôtre : en tout temps, aider nos frères à proclamer la plus grande gloire de Dieu9.
Dominique Joubert
Organiste titulaire de la cathédrale de Valence Diacre permanent
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1 On ne recommandera jamais assez de lire la brillante thèse de doctorat de Michel Steimetz : « La musique : un sacrement ? » , Ed. Parole et Silence, qui traite des différentes formes ministérielles liées à la musique et aux musiciens.
2 Et il ne faut sans doute pas en cette période de jeûne, priver l’assemblée de désert.
3 Surtout si on ne respecte pas ces normes liturgiques et qu’il faille les instaurer.
4 Rappelons aussi que le Paroissien 800 contient 220 pages de musique grégorienne dont certaines pièces sont accessibles à un chantre « normal » !
5 “Si le chant n’est pas là pour me faire prier, que les chantres se taisent. Si le chant n’a pas la valeur du silence qu’il a rompu, qu’on me restitue le silence”. Joseph Samson (Congrès International de Musique Sacrée 1957)
6 https://liturgie.catholique.fr/celebrer-dans-le-temps/du-careme-au-temps-pascal/le-careme/298759-musique-liturgique-emploi-repertoire-historique-pendant-careme/
7 Présentation Générale du Missel Romain.
8 Il serait bon de partager ce dernier paragraphe !...
9 Parmi les autres exercices pieux, le Temps du Carême est aussi un temps privilégié pour les concerts spirituels. Là, tout reste ouvert...