Jean-Louis POILLION est théologien, diplômé de l’Institut Supérieur de Liturgie de Paris. Pendant 7 ans, il a été animateur pastoral dans un important collège-lycée du nord de la France. Il a souhaité donner une dimension plus entrepreneuriale à ses convictions sociales en créant le « Jardin de Cocagne de la Haute Borne » à Villeneuve d’Ascq, Atelier Chantier d’Insertion par le maraîchage Bio. Enfin, il fait partie d’une équipe EDC (Entrepreneur et Dirigeant Chrétien) du Hautmont à Mouvaux. Itinéraire peu banal ! Il nous parle aujourd'hui de la quête.
Voix nouvelles
Si je vous demande : « En période de Carême, de quoi avez-vous envie de parler à propos de liturgie eucharistique ? Qu’est-ce qui vous semble important ?», que répondez-vous spontanément ?
Jean-Louis Poillion
J’ai envie de parler de la quête.
Voix nouvelles
De la quête ?!
Jean-Louis Poillion
Oui, de la quête, vraiment.
D’abord parce que le partage est un de nos trois « piliers » du Carême, avec la prière et le jeûne.
Ensuite, parce que le partage est cohérent avec mon engagement social.
Mais surtout – et c’est là l’essentiel – parce que je soutiens que la quête devrait être un moment fondamental de nos célébrations eucharistiques.
Voix nouvelles
Si j’arrive à vous suivre dans le rapport entre quête et dimension de partage pendant le Carême (nos quêtes de Carême sont souvent destinées au CCFD ou au Secours Catholique, précisément dans une dimension de partage), si je comprends que vous soyez sensible à la dimension du partage de par votre engagement social, je peine en revanche à comprendre que la quête soit pour vous un moment essentiel de nos célébrations eucharistiques !
Jean-Louis Poillion
Effectivement, la plupart du temps, la quête est une espèce d’entracte entre Liturgie de la Parole et Liturgie eucharistique. On a l’impression qu’on l’a casée là parce que c’était le bon moment pour « taxer » les fidèles. Dans le nord de la France, on entend souvent des annonces du style « La première quête sera pour la formation des prêtres ; la deuxième quête pour les besoins de la paroisse ». Si l’on se réfère à un certain nombre de sites internet diocésains, à la question « Pourquoi donner à la quête et où va l’argent ? », il est répondu : « L’argent de la quête sert à faire vivre notre paroisse. Grâce à cette somme nous finançons, pour le bien-être de chacun, le chauffage, l’éclairage, les petits travaux d’entretien, et tout autre achat pour la bonne organisation de la paroisse. » Et juste après cette réponse, il est proposé de cliquer sur « Je choisis la quête prélevée »1.
On comprend alors que certaines équipes liturgiques, soucieuses d’un rite qui a du sens, déplacent parfois la quête à la fin de la messe, au moment où les gens sortent, ou privilégient des dons en ligne (comme le propose le diocèse d’Avignon).
Parce qu’effectivement, si la quête est là pour les besoins matériels de la paroisse ou du diocèse, elle n’a rien à faire au cœur d’une célébration eucharistique !
Voix nouvelles
Quelle est votre vision de la quête, alors ? En quoi pourrait-elle être, selon vous, un moment essentiel de la célébration eucharistique ?
Jean-Louis Poillion
Sur le site Internet « liturgie.catholique.fr » édité par le SNPLS (Service National de la Pastorale Liturgique et Sacramentelle), on peut lire une « Note sur les pratiques en matière de quête », qui dénonce les dérives d’une quête rejetée à la sortie de la messe ou digitalisée sur un site Internet, au motif que « la quête a un statut spécifique car elle est un acte liturgique » et que « en effet, [elle] ne peut avoir lieu que lors de la préparation des dons dans la célébration eucharistique. Son apport à l’autel en procession souligne son caractère d’offrande. »2
Cette affirmation doit-elle être vue comme une stratégie ecclésiastique pour maintenir des rentrées financières suffisantes ? On peut en effet présumer que les fidèles, mis en condition par le rite eucharistique, mettront plus facilement la main au porte-monnaie que s’ils sont en train de sortir de la messe ou renvoyés seuls à leur ordinateur ou smartphone !
Ou bien cette affirmation repose-t-elle sur un point de tradition important, sur un sens liturgique qui nous échappe aujourd’hui – et qu’il s’agirait alors de retrouver ?
Le même site « liturgie.catholique.fr » nous met sur la voie en citant le n°73 de la PGMR (Présentation Générale du Missel Romain) : « Le n°73 qui présente la préparation des dons mentionne le pain et le vin qui deviendront le Corps et le Sang du Christ qui sont déposés sur l’autel et ajoute « Puis on apporte les offrandes : faire présenter le pain et le vin par les fidèles est un usage à recommander (…); Même si les fidèles n’apportent plus, comme autrefois, du pain et du vin de chez eux, ce rite de l´apport des dons garde sa valeur et sa signification spirituelle. De l’argent ou d’autres dons au profit des pauvres ou de l’Église peuvent être apportés par les fidèles ou recueillis dans l’Église ; on les dépose à un endroit approprié, hors de la table eucharistique ».
La quête est donc associée à la présentation des dons, encore appelés « offrandes » ; pain et vin, certes, mais aussi « argent ou autres dons au profit des pauvres ou de l’Église ». Et je voudrais citer à nouveau le début du n° 73 de la PGMR : « Au commencement de la liturgie eucharistique, on apporte à l´autel les dons qui deviendront le Corps et le Sang du Christ »3.
Si, quand nous parlons de quête, nous parlons d’apport des dons et que nous prenons bien conscience que ce sont ces dons qui deviendront Corps et Sang du Christ, alors nous commençons à entrevoir l’importance liturgique de la quête.
Voix nouvelles
Mais si j’ai bien écouté, il ne s’agit pas de quête pour les besoins matériels de la paroisse ou du diocèse, mais bien « d’argent ou autres dons au profit des pauvres ou de l’Église ».
Jean-Louis Poillion
Exactement. Nous y voilà.
Il nous faut ici faire un petit détour par St Paul, dans sa 1ère épître aux chrétiens de l’Église qui est à Corinthe, au chapitre 11. On sait que cette épître, avec d’autres de St Paul, fait partie des tous premiers écrits chrétiens. Je vous engage à relire ce chapitre, à partir du verset 17.
St Paul morigène les chrétiens de Corinthe : « je ne vous félicite pas pour vos réunions (sunazis, en grec = assemblées) : elles vous font plus de mal que de bien. »
Et quel est ce motif si grave qu’il vaudrait peut-être mieux pour les chrétiens de Corinthe de ne pas s’assembler ? « Lorsque vous vous réunissez tous ensemble, ce n’est plus le repas du Seigneur que vous prenez ; en effet, chacun se précipite pour prendre son propre repas, et l’un reste affamé, tandis que l’autre a trop bu ».
Rappelons ici que dans les tous premiers temps de l’Église – et St Paul en est ! – les chrétiens partageaient un vrai repas durant « le repas du Seigneur ». Et l’Apôtre des Gentils d’enchaîner : « N’avez-vous donc pas de maisons pour manger et pour boire ? Méprisez-vous l’Église de Dieu au point d’humilier ceux qui n’ont rien ? »
« Humilier ceux qui n’ont rien », c’est donc « mépriser l’Église de Dieu ». Il y va fort, l’Apôtre ! On pourrait aussi conclure avec lui : si vous ne partagez pas, restez chez vous, inutile de venir participer au Repas du Seigneur ! Oh, oh, la quête comme apport des dons pour les pauvres serait-elle donc condition sine qua non d’une véritable assemblée eucharistique ?
Je n’extrapole pas ; c’est St Paul lui-même qui, dans ce contexte de « Repas du Seigneur » où le partage n’existe pas, pour la première fois dans un écrit chrétien et dans la tradition de l’Eglise, rapproche ces « repas du Seigneur » de la Cène (au verset 23) : « J’ai moi-même reçu ce qui vient du Seigneur, et je vous l’ai transmis : la nuit où il était livré, le Seigneur Jésus prit du pain… ». J’ai envie de dire : on ne connaît que trop bien la suite. Mais a-t-on bien conscience que si Paul fait référence à la Cène et aux paroles du Christ, c’est pour asséner que le « repas du Seigneur » ne peut se passer de partage, que le partage est constitutif de ce qu’on appellera plus tard nos célébrations eucharistiques ?
Au verset 27, Paul donne comme première conclusion : « Et celui qui aura mangé le pain ou bu la coupe du Seigneur d’une manière indigne devra répondre du corps et du sang du Seigneur. »
Voix nouvelles
On a souvent compris ce verset comme une mise en garde à ne pas communier lorsqu’on est en état de péché.
Jean-Louis Poillion
Et à tort. Sauf à comprendre que le non-partage est un péché qui exclut de la communion eucharistique (« N’avez-vous pas des maisons pour manger et pour boire ? ») ; ou, autrement dit, que celui qui ne partage pas et pourtant communie devra en répondre devant le Seigneur ?
Dans cette première conclusion de Paul, il n’est pas question d’une pureté qui serait nécessaire pour accéder à la communion eucharistique ! Il est question d’une menace pour ceux qui participent au « Repas du Seigneur » et ne partagent pas.
Au verset 29, St Paul donne cette deuxième conclusion : « Celui qui mange et qui boit (au Repas du Seigneur) mange et boit son propre jugement s’il ne discerne pas le corps du Seigneur. »
Voix nouvelles
On a souvent compris ce verset-ci comme une mise en garde à ceux qui communieraient sans croire « vraiment » que le pain qu’ils reçoivent est le Corps du Christ et le vin qu’ils boivent le Sang du Christ. Les catholiques ont souvent cité ce verset en désignant les protestants, qui ne croient pas à la transsubstantiation ni à la présence réelle.
Jean-Louis Poillion
Et à tort à nouveau. Penser cela, c’est sortir ce verset de Paul de son contexte. C’est en faire une utilisation accommodatice4 dans le cadre d’une controverse théologique qui n’apparaîtra que des siècles plus tard. Pour bien comprendre ce verset de Paul, il faut aller lire le chapitre suivant (12), dans lequel, à partir du verset 12, il parle de l’Église et de chacun de ses membres comme d’un corps humain : « Prenons une comparaison : le corps ne fait qu’un, il a pourtant plusieurs membres ; et tous les membres, malgré leur nombre, ne forment qu’un seul corps… » On connaît à peu près la suite. Je vais directement au verset 27, qui est, selon moi, d’une puissance indépassable : « Or, vous êtes corps du Christ et, chacun pour votre part, vous êtes membres de ce corps. »
Si l’on relie (et si l’on relit) les chapitres 11 et 12 de cette épître, on peut résumer ainsi la pensée de Paul : tous les fidèles du Christ (au sens technique de baptisés dans le Christ), petits et grands, riches et pauvres, bien-portants ou malades, forment le Corps du Christ qui est Un et qui est l’Église. Si l’on ne discerne pas ce Corps en n’étant pas dans le partage, dans le souci des pauvres, il vaut mieux ne pas participer au « Repas du Seigneur », car ce Repas est référé à la dernière Cène au cours de laquelle Jésus nous a fait don de son Corps et de son Sang.
Voix nouvelles
On entrevoit ici effectivement quelque chose qui semble capital mais qui reste mystérieux ! Si j’ose aller au bout de mes interrogations, je poserai la question suivante : lors de la communion eucharistique, que mangeons nous : le Corps du Christ ou l’Église ?
Jean-Louis Poillion
Excellente et épineuse question ! Là-dessus, je donnerai rapidement la parole au Cardinal de Lubac et à St Augustin. Je ne prends pas de risque !
Le cardinal de Lubac, d’abord. Dans son maître livre – qu’il faut lire et relire – Corpus Mysticum 5 – , il montre que jusqu’au IX° siècle environ, le vocable « Corps du Christ » désignait l’Église, dans le prolongement – entre autres – de la théologie paulinienne –, tandis que le vocable « Corps mystique » désignait l’Eucharistie, au sens où la célébration eucharistique est un Mystère (musterion, en grec) qui réalise le Corps du Christ, qui fait l’Église. D’où la phrase bien connue du Père de Lubac : « Si l’Église fait l’Eucharistie, il faut aussi dire que l’Eucharistie fait l’Église ! ». Après le IX° siècle, c’est l’Église qui fut petit à petit désignée par le vocable « Corps mystique », au sens symbolique, tandis que le vocable « Corps du Christ », au sens de « vrai Corps » en venait à désigner l’Eucharistie. Inversion lourde de contresens sur la finalité de nos célébrations eucharistiques… Mais nous ne pouvons développer cela dans le cadre de cette interview.
St Augustin, ensuite : dans son homélie 272 6 sur le sens de « Corps du Christ », l’évêque d’Hippone écrit : « Si vous voulez comprendre ce qu’est le corps du Christ, écoutez l’Apôtre (St Paul), qui dit aux fidèles : Vous êtes le corps du Christ, et chacun pour votre part, vous êtes les membres de ce corps (1 Co 12,27). Donc, si c’est vous qui êtes le corps du Christ et ses membres, c’est votre mystère qui se trouve sur la table du Seigneur, et c’est votre mystère que vous recevez. A cela, que vous êtes, vous répondez : « Amen », et par cette réponse, vous y souscrivez. On vous dit : « Le corps du Christ », et vous répondez « Amen ». Soyez donc membres du corps du Christ, pour que cet Amen soit véridique. »
Voix nouvelles
Vous ouvrez ici des pistes de réflexion sur le mystère eucharistique absolument passionnantes ! Mais permettez-moi de faire un peu le rabat-joie théologique ! Pouvez-vous reboucler toute cette réflexion à votre point de départ : la quête ?
Jean-Louis Poillion
Je vais essayer, en faisant un détour par le « service des tables » et l’institution du diaconat.
Aux premiers temps de l’Eglise, St Luc, l’auteur du Livre des Actes des Apôtres, décrit les premières communautés chrétiennes en disant (Ac 4, 32 et ss) : « La multitude de ceux qui étaient devenus croyants avait un seul cœur et une seule âme ; et personne ne disait que ses biens lui appartenaient en propre, mais ils avaient tout en commun […] Aucun d’entre eux n’était dans l’indigence, car tous ceux qui étaient propriétaires de domaines ou de maisons les vendaient, et ils apportaient le montant de la vente pour le déposer aux pieds des Apôtres ; puis on le distribuait en fonction des besoins de chacun. »
Bien sûr, Luc nous décrit là un idéal de vie chrétienne et l’on a vu avec St Paul qu’il y avait comme des grains de sable dans cette unité.
Il n’en demeure pas moins que cet « apport des dons » aux pieds des Apôtres, que décrit St Luc, est au fondement de l’apport des dons au pied de l’autel lors de nos célébrations eucharistiques ; et qu’il s’agit bien d’une redistribution en fonction des besoins de chacun.
Ce « service des tables » – comme on en viendra à l’appeler – devint tellement important que les Apôtres n’y suffisaient plus ; il leur fallait des aides pour cette charge. Ce furent les diacres. St Luc nous en décrit l’institution au chapitre 6 des Actes.
Bref : notre quête, après la prière universelle et avant la prière eucharistique, est l’ersatz du « service des tables » des premières communautés chrétiennes et de leurs premières assemblées, appelées alors « repas du Seigneur ». Cet apport des dons « aux pieds des Apôtres » puis plus tard aux diacres garantissait qu’aucun frère ne manquait de rien. Et St Paul nous a rappelé qu’il ne peut y avoir de « repas du Seigneur » sans ce partage, au risque d’être jugés de ne point avoir « discerné » le Corps du Christ qui est l’Église. Ce Corps du Christ, nul ne peut l’insulter en « humiliant ceux qui n’ont rien », c’est-à-dire en ne partageant pas avec eux.
Le SNPLS, en s’appuyant sur la PGMR, a donc bien raison de rappeler que : « « la quête a un statut spécifique car elle est un acte liturgique » et que « en effet, [elle] ne peut avoir lieu que lors de la préparation des dons dans la célébration eucharistique. Son apport à l’autel en procession souligne son caractère d’offrande. »7.
Le problème est que l’on ne perçoit plus du tout la quête comme apport des dons pour les pauvres de la communauté.
Voix nouvelles
Quelle serait votre préconisation, en ce temps de Carême qui arrive, pour retrouver un tant soit peu ce sens de la quête et aussi ce sens de l’Eucharistie comme « faiseuse d’Église » ?
Jean-Louis Poillion
Cela passe par une plus grande connaissance des chrétiens entre eux. Dans une paroisse, chacun connaît-il les autres ? Les équipes pastorales de nos paroisses, dirigées par leur curé, ne devraient-elles pas tout faire pour créer ces liens de fraternité entre chrétiens ? Ne devraient-elles pas apprendre à connaître les difficultés des uns et des autres, qu’elles soient matérielles, sociales ou psychologiques ? Nos assemblées eucharistiques ne devraient-elles pas retrouver ce souci des pauvres et des personnes fragilisées ? Non pas en général, à travers un chèque facile (mais déjà louable) au Secours Catholique ou au CCFD, mais des pauvres et des personnes fragilisées de leur propre communauté chrétienne ?
Et nos quêtes ne pourraient-elles pas réintégrer une prise en charge, sous forme de redistribution des dons en fonction des besoins de chacun, de ceux qui, au sein de nos propres communautés paroissiales, sont dans le besoin ?
Il me semble que les communautés protestantes évangéliques, en pleine expansion, auraient beaucoup à nous apprendre sur cette fraternité vécue au sein de chaque assemblée (et la liturgie catholique aurait sans doute beaucoup à apporter à ces communautés évangéliques ! Je le dis en toute fraternité à mes frères en Christ !).
En conclusion, je voudrais que l’on se rappelle ceci en période de Carême : toute célébration eucharistique doit « produire » davantage de fraternité et d’unité ; et cela passe par la prise en charge des personnes fragilisées, à commencer par celles qui célèbrent avec nous ! Sinon, il vaut mieux rester chez soi car l’on se ferait plus de mal que de bien !